Jean Martin, Mitglied der Klima-Grosseltern, in der "Revue Médicale Suisse" :
TRIBUNE
Questionner des mythes, décoloniser l’Anthropocène
Le 21 octobre dernier, le sérieux site britannique « The Conversation »1 publiait un article de Peter Sutoris, de l’Université de Londres, intitulé: « Le terme Anthropocène n’est pas parfait mais montre la grandeur de la crise que nous avons causée ». Il parle en particulier de décolonisation: « Cela veut dire prendre des mesures pour s’assurer que nous ne mettons pas dans le même panier les victimes et les délinquants. Il faut répondre aux demandes de financements des pays pauvres pour combattre le dérèglement climatique. Les pays riches doivent assumer la responsabilité de leurs actions, y compris celles d’un passé quelque peu éloigné. » Dans les négociations de Glasgow, les pays du Sud n’ont presque rien obtenu sur ce plan.
La recherche de l’intérêt commun peut être le socle de la vie communautaire
On a besoin d’un renversement copernicien du système disséminé par l’Occident les cinq derniers siècles (Sutoris: à la place d’anthropocène, on peut parler de « Anglocène » ou « Capitalocène »). Une transformation radicale des principes et objectifs du modèle qui est le nôtre (en termes bruts: l’argent et l’individualisme sont les valeurs premières). Qui espère qu’on va suffisamment vers de tels changements ? Tout récemment, une économiste suisse membre du GIEC disait son désarroi de ce que, dans son domaine, tous les scénarios suggérés aux experts incluent une activité industrielle et une démographie en croissance, avec une foi benoite dans l’idée que les merveilleuses innovations à venir vont résoudre les soucis.
À cet égard, une citation bien intéressante de Milton Friedman, le pape de l’économie monétariste qui a fait le lit du néolibéralisme: « Seule une crise peut produire un changement réel. Quand cette crise survient, les actions qui sont prises dépendent des idées à disposition » (ideas that are lying around).2
C’est le nœud du problème: la plupart d’entre nous ont été formatés, à l’école comme à la maison, à croire que l’économie est une science objective, avec des lois telles que celles des sciences naturelles. C’est une idée « laying around » forte et inexacte ! Ce qui rend difficile de voir qu’elle est une science humaine, trop humaine… Basée entre autres sur des convictions, de l’idéologie. Certains de ses axiomes sont des mythes ou peu s’en faut. Ainsi la fatalité alléguée de l’individualisme et la notion de l’« homo economicus » toujours rationnel quand il achète quelque chose ou prend d’autres décisions !
Des dizaines de sociétés non occidentales démontrent que le respect, mieux que cela la recherche de l’intérêt commun peut être le socle de la vie communautaire. Sociétés où le respect de la biosphère est fondamental (comme d’ailleurs une attention adéquate au monde non vivant, c’est à très bonne raison que doit être mis au pilori aujourd’hui l’extractivisme hors de contrôle – il y là aussi matière à décolonisation, tant les multinationales minières exploitent le Sud). L’héritage de ces sociétés différentes fait l’objet de travaux anthropologiques qui remplissent bibliothèques et musées, mais ne parvient pas à l’esprit des « riches et puissants » (le président Chirac a bien pu être passionné par les cultures premières, il n’a pas pour autant promu des manières autres de faire société). NB: ici, je ne récuse en rien les progrès remarquables dont nous bénéficions. C’est le toujours plus grand, plus vite et plus destructeur qui est en cause.
Extrait d’un article récent de Jean-Pierre Danthine, qui a été un des trois membres de la direction de la BNS et qui, à l’EPFL, dirige le « Enterprise for Society Center (E4S)»3: «L’entreprise de 2021 a perdu ce qui faisait sa légitimité. Dans l’ancien monde, le paradigme de la main invisible était prévalent. [On pensait que] la recherche de l’intérêt personnel et du profit convergeait avec l’intérêt collectif. » Mais le modèle de la main invisible est grossièrement inadéquat « lorsque la production de biens génère des externalités, c’est-à-dire des effets, le plus souvent négatifs, non pris en compte par le marché ».
Plus avant: « Depuis le troisième quart du 20e siècle, nous sommes tous des pollueurs. Et cette pollution ne peut être prise en compte qu’au niveau global (…) Nous surexploitons un bien commun global qui est la capacité de la planète à absorber nos émissions de CO₂, mais aussi à se régénérer. [À l’avenir,] l’entreprise doit limiter au maximum son usage du capital planétaire commun et dédommager la société si cet usage est excessif. » Aujourd’hui, on a une situation insensée où les producteurs n’assument pratiquement pas de responsabilité pour les dégâts qu’ils causent.
Mot de la fin: nous sommes de multiples manières en perte d’innocence. Dans le dernier numéro d’une revue de sciences humaines: « Les hydrocarbures et les pesticides coulent dans nos veines, altèrent nos fonctionnements biologiques. Pas un seul espace n’est épargné. Qu’on le veuille ou non, toute activité a perdu son innocence. Les gestes les plus simples ne sont plus anodins; répétés à l’infini, ils deviennent excessifs (…) La question est “Que voulons nous sauver ?” En précisant qu’il s’agit moins de sauver la planète que l’humanité – la Terre a des milliards d’années devant elle. »